Par Aurélien D’Ignazio et Olivier Gorgy

Extrait de notre nouveauté Concevoir des programmes sensoriels pour personnes autistes

Dans une perspective inclusive de la neurodiversité dans la société, nous employons souvent les termes de « particularités » ou de « spécificités ». Nous assumons également de parler de « troubles sensoriels » dans certains cas, lorsque les répercussions dans la vie quotidienne de la personne nuisent considérablement à son épanouissement personnel et sa qualité de vie.

Les troubles sensoriels comme partie intégrante du tableau clinique des TSA

Les troubles sensoriels apparaissent très tôt au cours du développement des enfants TSA et sont souvent peu reconnus par la communauté médicale (Galiana & al., 2020).

Nous verrons comment la difficulté pour capter, traiter, assimiler et organiser les stimuli provenant du corps et de l’environnement peut être à l’origine de fragilités attentionnelles, motrices, émotionnelles et sociales, représentant autant de difficultés adaptatives au quotidien.

Les particularités sensorielles sont identifiées jusqu’à 95 % (selon les études) dans un large spectre de nature et d’intensité (Tomcheck, Dunn & al., 2015 ; Giacardy & al., 2018). Elles s’inscrivent en corrélation avec la sévérité de l’autisme (Hannant & al., 2016) et ne diminuent pas significativement avec l’âge (Kern & al., 2006 ; Clifford & al., 2013 ; Degenne, 2014).

Au-delà du spectre de l’autisme, la méta-analyse de Ben-Sasson & al. (2009) révèle qu’un enfant du tout-venant sur six éprouve des atypies sensorielles suffisamment importantes pour affecter certains aspects de la vie quotidienne.

Si les premières descriptions de l’autisme (Kanner, 1943) faisaient allusion à quelques réactivités atypiques au niveau sensoriel, l’accent était surtout mis sur les singularités motrices et cognitives. Carl Delacato1 (1974) introduira plus tard les notions d’hypersensibilités et hyposensibilités que nous développerons plus particulièrement. Ces aspects sensoriels sont en effet les plus fréquemment rencontrés dans le tableau clinique de l’autisme (Ben-Sasson & al., 2009) et sont les mieux identifiés par la classification américaine de référence du DSM 5, mentionnant des « hyper- hyporéactivités aux stimuli sensoriels » au sein des critères diagnostiques. 

De multiples autres particularités et « styles perceptifs » sont par ailleurs finement décrits « de l’intérieur » par des autistes adultes verbaux (Grandin, 2000 ; Bogdashina2, 2013).

Comprendre l’hypersensibilité

• D’un point de vue neurologique

Le modèle théorique de Dunn3 (1997, 1999, 2015) évoque des seuils d’activation neurologique bas, susceptibles de déclencher plus facilement une réponse neuronale et entraînant un « trop-plein » de sensations.

Selon l’hypersensibilité de la personne, le moindre stimulus (un bruit, un contact, une lumière, un mouvement…) est susceptible de déclencher un inconfort, trop d’informations arrivant au cerveau pour pouvoir être traitées efficacement.

Nous pouvons imaginer un « canal trop ouvert » (Delacato, 1974).

• D’un point de vue comportemental

Deux sous-profils peuvent se distinguer selon le type de comportement (actif ou passif)4 :

– Si la personne (enfant ou adulte) subit « passivement » son hypersensibilité, nous pouvons observer chez elle une distractibilité importante, une hypervigilance, prêtant attention au moindre stimulus qui se présente, ce qui perturbe sans cesse son niveau d’attention sur la tâche en cours.

– Si la personne se défend plus « activement » du contexte d’hypersensibilité, elle peut opter pour l’évitement de sensations trop intrusives, voire insupportables pour elle (se bouche les oreilles en cas d’hypersensibilité auditive ; refuse le contact en cas d’hypersensibilité tactile…).

Ces aspects régulateurs ne sont pas à considérer comme des entités totalement distinctes, mais comme un continuum (Dunn, 2015) à la croisée des niveaux de réactivité des seuils récepteurs et des processus d’autorégulation.

• D’un point de vue causal 

Il est probable que les capacités d’habituation fassent défaut à la personne présentant une hypersensibilité. L’habituation se traduit par la reconnaissance d’une sensation que le système nerveux perçoit comme familière au point de ne plus mobiliser son attention sur elle. Sans habituation, nous serions continuellement distraits par chaque stimulus représentant sans cesse une nouveauté : la sensation des vêtements sur sa peau, le bruit d’un ventilateur, etc.

L’habituation apparaît ainsi nécessaire à tout être humain pour maintenir son attention sur ce qu’il est en train de faire, mettant ainsi à distance les stimulations parasites non pertinentes.

Nous ajoutons que la vulnérabilité quasi permanente d’une personne hypersensible est tout à fait comparable au vécu d’une exposition chronique au stress :

– au niveau physiologique où des taux de cortisol élevés et des anomalies de fonctionnement de l’axe HSS5 ont été relevés auprès de personnes TSA (Iwata & al., 2011 ; Spratt & al., 2012).

– au niveau réactionnel où des comportements réactionnels de fuite, d’agression ou de sidération sont observables.

Comprendre l’hyposensibilité

• D’un point de vue neurologique

Le modèle de Dunn évoque des seuils d’activation neurologique hauts, susceptibles de déclencher plus difficilement une réponse neuronale et entraînant un « manque » de sensations.

L’enfant ou l’adulte aurait ainsi plus de difficultés à percevoir, discriminer, traiter certaines informations sensorielles.

Nous pouvons imaginer un « canal trop fermé ».

• D’un point de vue comportemental

Deux sous-profils peuvent à nouveau se distinguer :

– Si la personne (enfant ou adulte) subit passivement son hyposensibilité, elle peut se montrer apathique, hyporéactive, donnant l’impression de « manquer » l’information pertinente et d’ignorer certains stimuli qui se présentent à elle (ne répond pas à l’appel de son prénom, ne sent pas quand elle se cogne, etc.).

– Si la personne réagit plus activement à son hyposensibilité, elle peut opter pour une recherche active de sensations afin d’atteindre un niveau de stimulation suffisant et chercher ainsi à atteindre une forme d’homéostasie (que nous détaillerons par la suite). Cet aspect de recherche sensorielle constitue un des modèles de compréhension de certaines autostimulations.

• D’un point de vue causal

Il est probable que la sensibilisation fasse défaut à l’enfant ou l’adulte hyposensible.

Elle se traduit par la capacité du système nerveux central à augmenter son activité face à une nouvelle information. Il amplifie ainsi la portée du signal sensoriel.

Cette fonction est fondamentale pour, par exemple, pouvoir se mobiliser prioritairement face à un stimulus soudain ou inhabituel (une alarme, une odeur étrange…) entraînant un surcroît d’attention et agissant comme une alerte au changement de l’environnement.

L’application des neurosciences au marketing et à la communication (le neuromarketing) illustre parfaitement l’importance de ces aspects pour rendre les publicités et programmes toujours attirants (stimuli visuels variés et attractifs pour sans cesse capter l’attention du potentiel client…).

En complément du modèle de Dunn, nous introduisons la notion d’« hyperfonctionnement » (Gorgy, 2019). Il s’agirait d’un processus qui soustend la surutilisation d’une modalité sensorielle ou d’un canal de perception aux dépens des autres. Cet hyperfonctionnement apparaîtrait également comme une recherche sensorielle, mais qui serait différente de celle énoncée dans le modèle académique, car n’ayant pas comme objectif d’atteindre un niveau de stimulation suffisant mais intégrant surtout la notion de plaisir et de « fascination » décrite par Bogdashina (2013).

Cette considération est très proche de celle du psychiatre Laurent Mottron (2009) parlant quant à lui de « surfonctionnement » lorsqu’il démontre par ses travaux sur les personnes autistes (principalement de haut niveau) la supériorité de leur fonctionnement perceptif dans le traitement de certaines modalités visuelles et auditives.

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1. Carl Delacato est docteur en Sciences de l’Éducation. Il s’associera avec le kinésithérapeute Doman dans la conception d’une méthode apparaissant novatrice à l’époque, mais qui sera par la suite largement décriée au niveau scientifique (notamment par leur prétention de « normalisation » d’enfants cérébro-lésés) (Lambert, 1989).

2. Olga Bogdashina est enseignante, conférencière, chercheuse, mère d’enfant autiste et auteure de plus d’une douzaine de livres.

3. Winnie Dunn est Occupational therapist américaine et Docteure en neurosciences. Elle a publié plusieurs dizaines d’articles sur le thème du sensoriel et est l’auteure du questionnaire du profil sensoriel.

4. Ces terminologies d’autorégulation active et passive de Dunn correspondent à ses anciennes descriptions de comportement « en accord » ou « à l’encontre » de son seuil neurologique.

5. L’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HSS) relie le système nerveux au système endocrinien (chargé de libérer les hormones dans le sang) et contrôle les réponses au stress.

Photo by Daria Shevtsova