Par Jean-Pierre Marmonier

Extrait de Adolescents de la génération web 2.0 si différents, si semblables

Le sentiment de son identité concerne l’ensemble des façons d’être, de parler, de s’habiller, de se coiffer, de rire, d’adopter des stéréotypes de langage, tout en exprimant des manifestations ostensibles d’engagements : serai-je une mystérieuse, une intello, une romantique irrésistible, une Léna Situations centrée sur ses colifichets, une e-girl à bottes à plateforme, une lookée-décalée, une fashionista, une girly rose impeccable, une VSCO girl à collier de coquillages, gourde et bracelet crunchy, une chrétienne engagée, une sportive, une clown déjantée ? Serai-je un Gaston Lagaffe prolongé, un looser, un golden-boy, un rugbyman pragmatique, un romantique ténébreux, un no-life, un geek plongé dans mes jeux en ligne, un Thibaut in shape aux muscles indestructibles, un avatar de Sauveur et fils centré sur ses difficultés existentielles, une bête de sexe, un Maskey expert dans les styles de musique, un philosophe éthéré imprégné dans le moindre de ses propos des théories d’Emmanuel Kant et des pensées de Blaise Pascal… ?

Ces options sont généralement ostensibles, exagérées et transitoires. Elles constituent des essais identitaires que l’adolescent a l’impression d’avoir choisis, qu’il investit fortement avant de les abandonner soudainement, pour parvenir, dans l’adolescence tardive, à des élaborations identitaires plus nuancées, plus proches de la réalité de sa sensibilité personnelle.

Tous ces essais se font de deux façons :

– soit directement, en interaction avec les autres adolescents, à travers des échanges de quelques secondes, dans la rue, dans le bus scolaire, dans la cour de récréation du collège, dans les soirées, les rencontres spontanées, aboutissant à des modifications ténues mais permanentes de sa façon d’être, de penser, de rire, de se situer devant les autres ;

– soit à distance, c’est-à-dire masqué – plus ou moins totalement –, sur la Toile et sur les réseaux sociaux, en montrant des aspects sélectionnés et contrôlés de soi, des essais de présentation d’expression corporelle ou verbale, de coiffure, en formulant des réactions sur Messenger, sur Instagram, sur TikTok ou sur Snapchat, en postant des partages d’écran ou en publiant des avis sur Discord ou des essais, des écrits, des poèmes sur Mytexte. Cette expression publique de visages et d’aspects de soi permet de conserver un contrôle plus important de ses états émotionnels en vérifiant leur effet sur les autres. Elle permet aussi de donner forme à des expressions trop difficiles à communiquer dans un rapport direct. Ces essais ne comportent aucune valeur prédictive ; ils sont abandonnés souvent peu après avoir été exposés au regard des autres par le biais des réseaux sociaux.

Ces expressions multiples des adolescents, telles que les montre Antonio Marciano dans son film Play de janvier 2020, ne sont ni plus ni moins extravagantes que celles des Muscadins ou des Merveilleuses du temps du Directoire, ni que celles des Précieux du temps de Molière, ni que celles des Zazous de l’après-guerre, des snobs du temps de Boris Vian ou des jeunes Russes criant « Ohé, Lambert ! » sur la Petersbourgskaia Storovna du temps où Arcade Makarowich. Dolgorouki, l’adolescent de Dostoïevski 1, s’efforçait chaque jour de devenir un peu plus Arcade Andréévitch Versilov.

Elles constituent des turbulences normales : cette partie traite des étapes de l’adolescence rencontrées chez les 70 ou 75 % des adolescents qui « vont bien ».

En effet, un ensemble d’études publiées ces dernières années nous apprennent que si 70 % des adolescents des deux sexes traversent sans difficulté majeure la période de leur vie qui dure de l’âge de 13 ans à l’âge de 30 ans, 25 ou 30 % d’entre eux présentent des difficultés significatives que l’on regroupe sous le terme de dysthymie 2. Ce mot désigne la dépression adolescente qui se manifeste toujours par un ensemble de symptômes concomitants pour une durée dépassant quinze jours :

– perte de la pression caractérisant l’enthousiasme de la jeunesse, la ferveur, l’initiative pour des actions nouvelles ;

– sentiment perpétuel de fatigue ;

– besoin d’avoir recours à des produits et à des actions visant à combler un sentiment de vide intérieur.

Ce dernier n’est pas l’ennui, qui est la rumination préalable à la création ; c’est le sentiment confus et persistant chez l’adolescent que rien ne peut combler son malaise interne, qu’aucun domaine n’est susceptible de générer son enthousiasme ni son intérêt, qu’aucune personne de son entourage relationnel n’a non plus cette vertu à ses yeux. Ce sentiment comporte l’impression d’une absence d’issue possible tant le tourbillonnement de pensées envahissantes l’empêche d’agir, de concrétiser des efforts, des études ou des travaux,sans pouvoir trouver de répit dans des moments de repos, ou de rencontres ou de réalisation d’actes. C’est cet état que les spécialistes désignent sous le nom d’angoisse. L’angoisse constitue donc une part fondamentale de la dysthymie adolescente.

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1. Dostoïevski, F. L’Adolescent.

2. Rojas-Urrego, A., Dennler, G. « La dépression à l’adolescence », cours d’introduction à la psychiatrie mis en ligne en mars 2020, CEPUSPP Lausanne.

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Photo by Karolina Grabowska