Par Jean-Pierre Marmonier

Extrait de notre nouveauté Adolescents de la génération web 2.0 si différents, si semblables

La période de la vie appelée adolescence commence chez les humains autour de la douzième année1. Elle se caractérise par des modifications concomitantes dans divers domaines de la structure de l’être vivant. Si certaines de ces modifications sont visibles, comme celle du rythme de croissance et l’apparition des caractères sexuels secondaires qui permettront la reproduction (que l’on désigne sous le nom de puberté), d’autres, moins apparentes, ne constituent pas moins pour chaque individu un changement total par rapport aux douze années d’enfance qu’il vient de vivre. Si certaines de ces modifications concernent la composition du corps lui-même, comme le rapport entre la teneur en lipides et en eau de chaque cellule ou les variations de dosage des neurotransmetteurs, d’autres sont psychologiques et ont trait autant aux états émotionnels, aux sentiments, aux relations aux autres qu’aux formes d’élaboration de la pensée, à la conscience de soi et au rapport au monde en général.

Un ensemble d’études a montré que la durée de ce bouleversement qui permet d’accéder à l’âge de la maturité nécessite une quinzaine d’années2 pour se réaliser dans tous les domaines, même si certains aspects de cette croissance peuvent comporter des délais de maturation biologique variables selon les individus3.

La nature de ce changement dépend également du contexte, tout comme de la solidité de la construction psychique que chaque garçon ou fille a bâtie pendant son enfance

DIFFÉRENCES BIOLOGIQUES

Quelle que soit l’espèce animale ou végétale considérée, il n’y a pas d’égalité biologique entre les individus : indépendamment de leur appartenance à l’un des deux sexes, certains naissent robustes et nantis d’une solidité physique à toute épreuve tandis que d’autres sont, dès leur naissance, porteurs d’éléments de fragilité. Certains sont insensibles aux aléas du contexte climatique, thermique, sonore, à la nature des apports alimentaires, tandis que d’autres souffrent plus ou moins fortement des modifications de leur environnement.

Dès leur naissance, certains dorment d’un sommeil imperturbable tandis que d’autres se réveillent de nombreuses fois par nuit. Au sein d’une même fratrie et du même contexte familial, certains enfants présentent un haut développement mental, un accès rapide – voire précoce – à la maîtrise du langage, tandis que d’autres ont de plus grandes difficultés à franchir les stades de progression intellectuelle. Certains développent dès leur plus jeune âge une aisance psychomotrice, « marchent de bonne heure » ou réalisent sans difficulté des exercices physiques complexes, alors que d’autres se montrent moins à l’aise dans la conquête motrice du monde4. À l’instar de certaines variétés de fruits, précocement mûrs alors que d’autres se développent plus tardivement dans la saison, existent des enfants sensibles à l’atteinte des maladies de l’enfance qui mettent longtemps à s’en remettre tandis que ces mêmes maladies passent sur les autres sans les atteindre significativement. Face aux mêmes perturbations contextuelles, certains enfants ressentent vivement un sentiment d’insupportable, tandis que d’autres n’éprouvent pas d’impression majeure de dérangement.

Avant l’instauration de toute relation à leurs parents, un ensemble de paramètres d’origine génétique ou biologique différencient les individus dès leur naissance. Comme l’indique le graphique du carnet de santé donné à chaque nouveau-né, le rythme de développement de chacun peut être ainsi positionné dans un écart aux valeurs moyennes des enfants de son âge.

Certains enfants nécessitent des mesures de soin ou de guidage plus prolongées dans certains domaines, comme la marche, la course, la maîtrise du langage, la capacité de se repérer dans un contexte connu ou nouveau, le maniement d’objets, la capacité de nouer des liens avec d’autres personnes, tandis que d’autres accèdent plus rapidement à une autonomie, c’est-à-dire à ne plus avoir besoin d’aide dans ces mêmes domaines.

Comme dans l’ensemble du monde animal, les personnes qui veillent sur ces enfants, c’est-à-dire leurs parents, leur entourage familial puis leurs maîtres, sont, du fait de cette bienveillance, en capacité de percevoir ces différences et d’infléchir leurs attitudes de guidage et d’aide pour leur permettre de réussir leurs conduites adaptatives au mieux de leurs capacités, même quand ces derniers sont porteurs d’éléments de fragilité5. 

DIFFÉRENCES AFFECTIVES

En outre, à l’insu de sa conscience claire, chaque parent investit affectivement chacun de ses enfants de façon différente, même si d’un point de vue conscient et contrôlé, ce parent exprime de bonne foi que son lien affectif est le même pour chacun d’eux6. Sans que le parent en soit conscient, son attente, son indulgence ou son intérêt pour chacun de ses enfants ne sont pas similaires7. Il se produit dès lors une inter-rétroaction entre la façon dont l’enfant est investi par son parent et celle dont il répond à cet investissement, sans qu’il soit possible d’affirmer que l’attitude parentale soit la cause de la modalité de réponse de l’enfant ni que son type d’expression soit la cause de la réponse du parent. Il s’agit de la nature d’un lien affectif unique entre chaque enfant et l’un et l’autre de ses parents. Ce lien a constitué pour l’enfant dès avant sa naissance une nourriture affective. Dans la seconde moitié du xxe siècle, de très nombreux travaux ont pris en compte la spécificité de ce lien, et ses effets sur le rapport que tout enfant instaure avec le désir de vivre, d’entrer en relation avec les autres et avec la confiance qu’il peut ressentir dans ses propres capacités.

Ces travaux ont tous leur importance, mais contrairement aux constats exposés ici, ils relèvent de l’histoire personnelle de chaque adolescent. Même si nous prenons en compte cette dimension incontournable dans la compréhension des difficultés rencontrées par chacun des adolescents qui vient nous voir, nous n’aborderons pas ici ce volet unique et propre à l’essence de chacun. Nous choisirons, pour percevoir l’effet de difficultés éducatives des parents dans leur rapport à leur enfant, de considérer que tout parent, dès lors qu’il se trouve dans cette fonction, tente de la remplir au mieux, quelles que puissent être ses difficultés propres. Ainsi que le montre Boris Cyrulnik8, la modalité affective commune à tous les parents du monde des mammifères et des oiseaux – modalité la plus proche de la neurobiologie du comportement – consiste à éprouver pour son enfant dès qu’il naît une empreinte affective fondamentale et à développer des conduites d’accompagnement, de soin, de secours et d’aide continuelle. Les nombreuses vidéographies disponibles sur les réseaux sociaux présentent chaque jour de nombreux exemples de ce lien d’attachement.

En revanche, ce que montrent ces vidéos, c’est que jamais le parent ne demande d’affection ou d’« amour » à son enfant, jamais il ne place son enfant en capacité de lui donner une nourriture affective que son parent lui quémanderait. Or dans l’Occident de 2021, de nombreuses études ont pu mettre en avant cette position parentale de quémandage affectif qui, d’une part, insécurise l’enfant, et d’autre part, le met en position de pouvoir à l’égard du parent exprimant une telle demande. Cette attitude provoque une énantiodromie affective, c’est-à-dire qu’elle conduit le parent à l’inverse de l’objectif qu’il s’était fixé (le mot indique une course aboutissant au contraire de son objectif de départ). Non seulement le parent n’obtient pas la nourriture affective demandée, mais il génère chez son enfant des attitudes hostiles et des sentiments de mécontentement plus fréquents.

DIFFÉRENCES ÉDUCATIVES

Les variations innées entre individus et ces différences d’investissement affectif de chacun par ses parents sont par ailleurs croisées avec d’autres différences résultant de la façon dont chaque parent a pris soin de l’enfant dès son plus jeune âge : les attitudes de guidage déployées par l’entourage familial ont en effet pour objectif d’aider chaque enfant à accroître ses compétences adaptatives. Toutefois, et indépendamment des singularités biologiques de son ou de ses enfants, la façon dont chaque parent assure sa fonction de guide a un effet sur la construction psychologique de cet enfant, garçon ou fille, dans trois axes éducatifs fondamentaux :

– la solidité des repères mentaux ;

– l’apprentissage du recours à ses ressources propres ;

– la capacité à différencier la réalité de l’imaginaire.

L’union du domaine éducatif avec le domaine biologique – et le domaine affectif – permet de comprendre que chaque être est unique et que son développement constitue une alchimie dont il est difficile de saisir les constituants.

Cependant, en dépit de ces différences interindividuelles et de la singularité de chacun, il existe des composantes générales qui peuvent aider à saisir la façon dont se transforme la pensée de l’enfant, et, lorsque celui-ci arrive au seuil de l’adolescence, comment évoluent son rapport au monde, son rapport à lui-même et sa façon de construire sa pensée9.

Il nous paraît important de nous attarder sur la nature des trois axes éducatifs que nous venons d’énoncer, dans la mesure où, une fois prises en compte les variations d’origine neurodéveloppementale et les déterminants souterrains des investissements affectifs, la solidité psychique du grand enfant puis de l’adolescent est étroitement liée à la façon dont il a élaboré ces axes.

En fonction de la solidité de ces constructions, la tempête de l’adolescence ne produira pas sur eux les mêmes effets.

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1. Cloutier R., Drapeau, S. (2008). Psychologie de l’adolescence, Gaétan Morin éditeur.

2. Ladame, F. (2003). Les éternels adolescents. Comment devenir adulte, Odile Jacob ; Anatrella, T. (1998). La différence interdite. Sexualité, éducation, violence. Trente ans après Mai 1968, Flammarion ; (2001). La liberté détruite, Flammarion.

3. Eustache, F., Faure, S., Desgranges, B. (2018). Manuel de neuropsychologie (5e édition), Dunod.

4. Braun, C.M.J. (2000). Neuropsychologie du développement, Flammarion.

5. Picq, P. Brenot, P., (2009). Le Sexe, l’Homme & l’Évolution, Odile Jacob.

6. Dumas, D. (2001). La Bible et ses fantômes, Desclée de Brouwer.

7. Dolto, F. (1994). Les étapes majeures de l’enfance, Gallimard ; Eliacheff, C. (2011), La Famille dans tous ses états, Albin Michel.

8. (1983). Mémoire de singe et paroles d’homme, Fayard.

9. Lassalle, H., Favier, L. (1998). Les 10-13 ans. Peur et passion de grandir, Autrement.